Le caniveau n’est plus le micro-paysage du flâneur mélancolique, ni le “ruisseau” d’une ville-village. Ses franges arides éloignent les images de Kertész, de Brassaï, de Wols, autant que la rhétorique pittoresque des années cinquante. Le poème du pavé a été jeté à terre. Un chien regarde dans l’objectif du photographe.
A l’exception d’une lointaine silhouette et de quelques tracés de phares d’automobiles, la vue décomposée et souvent pâlie présente une ville fantôme. Une ville sans édifices, horizontale et sans horizon. Un terrain archéologique semé de vestiges sans âge (sans histoire). Tout ce qui faisait une ville et les qualités d’un paysage urbain a disparu. Reste le socle d’un territoire urbain fragmenté, rehaussé ou effondré, accidenté, fuyant, etc.
C’est à terre que tout se passe, à l’immédiate périphérie de l’étendue urbaine la plus commune – comme on parle de lieu commun –, au bord de la rue. La figure récurrente est le parterre, la plate-bande: l’aiuola agricole réduite à un morceau de jardin, à une misérable parcelle de végétation urbaine, alignée sur la rue, dans une “jardinière”.
Mais tout se passe aussi et surtout au bord de la vue. Si loin de la nature, est réapparue en effet l’idée du champ (campo): le champ cultivé, devenu par extension tout espace ou domaine d’activité, et ici, un champ de perception. Le champ incertain, ouvert au bord de la voie qui définit ordinairement la perspective urbaine et oriente le regard.
Ici, en effet. c’est la constitution d’un champ de perception qui redéfinit le paysage urbain sans qualités. Depuis la Nouvelle Vision des années vingt, la photographie nous avait habitués à une transfiguration du banal par les manipulations de la perspective. Rodtchenko, Moholy-Nagy exaltèrent le dynamisme des déformations optiques. Le parti pris de Marina Ballo Charmet s’apparente plutôt aux recherches de Raoul Hausmann sur la vision rapprochée et périphérique. Comme lui, elle récuse l’anthropocentrisme d’une description “exacte” et soi-disant objective.
On peut citer par exemple cette note d’Hausmann eu 1921 «Nous avons depuis des millénaires adapté notre oeil à une optique qui reflète nos notions de possession et nos tendances à l’infériorité: nous perdrions notre assurance d’être debout, d’être des hommes, si par la perspective d’un haut et bas, d’un petit et grand, nous ne préservions la conscience naturelle de notre supériorité sur l’entourage, par une vision surcompensatoire».
La ville n’est plus assujettie au regard de l’homme debout (homo erectus), qui traverse ou ordonne un environnement à sa mesure.
Elle n’est plus le théâtre d’une apothéose de l’identité anthropologique, mais le terrain, autrement mesuré, d’une dissolution de l’espace qui emporte le regard, en brisant ou en effaçant toute fixation locale. Dans cette interprétation photographique d’un minimalisme périphérique, le lieu le plus banal se présente comme un facteur d’extension spatial, en-deça de toute étendue constituée. La ville, qui ne donne plus lieu à une emprise imaginaire, est un territoire rendu à la mobilité et à la compulsion du jeu perceptif.
JF. Chevrier, “Au bord de la vue” [trad . it. “Ai bordi della vista”] in Con la coda dell’occhio, Art&, Udine, 1995